Air. Les pics de pollution sont-ils plus dangereux que la pollution chronique ?

Pour le grand public, les médias et certains décideurs, la question des risques pour la santé de la pollution atmosphérique se résume souvent à celle de l’impact des pics de pollution. C’est une vision erronée de la réalité d’un point de vue sanitaire. Cela ne veut pas dire, pour autant, que la gestion des pointes de pollution soit sans intérêt. Comment expliquer cette apparente contradiction ?

L’habitude prise de parler des pics de pollution nous vient de l’histoire des connaissances scientifiques sur les effets de la pollution atmosphérique sur la santé, et des mesures mises en œuvre pour gérer la qualité de l’air dans les années 60 à 80. L’histoire de la pollution atmosphérique est marquée par les dramatiques “épisodes” survenus dans les années 30 et 50 (Vallée de la Meuse, Londres, Donora…). L’épisode de Londres, au cours de l’hiver 1952 a joué un rôle décisif dans l’élaboration des politiques publiques de maîtrise de la pollution atmosphérique, mises en œuvre ensuite pendant 30 ans. Au début du mois de décembre, les fumées noires et le SO2 ont atteint des concentrations maximales journalières respectives de 2 650 µg/m3 et 1260 µg/m3. Cette brutale montée des niveaux de pollution mesurée par ces deux indicateurs, alors seuls évalués, a été provoquée par une situation météorologique qui a favorisé la stagnation des masses d’air dans la région de Londres, air chargé des effluents des combustions liées aux activités industrielles et au chauffage des habitations. On a pu estimer que cette situation a occasionné un excès de l’ordre de 3 500 à 4000 décès par rapport aux années antérieures et à d’autres villes britanniques. Plus de 80 % de cet excès de mortalité ont été attribués à des causes cardio-respiratoires, et plus des 2/3 des décès survenus alors concernaient des personnes âgées de plus de 65 ans. La météorologie ne se soumettant pas aux volontés de l’homme, c’est donc sur les combustions industrielles et de chauffage que vont porter tous les dispositifs de lutte contre la pollution atmosphérique dès les années 50. Et avec succès ! Ces politiques de prévention de la pollution atmosphérique ont combiné des mesures “de base”, portant notamment sur les systèmes d’épuration des fumées industrielles et réduisant (interdisant) l’usage du charbon de chauffe dans les grandes villes, et des mesures fondées sur la notion d’alerte. Lorsque certains seuils étaient dépassés, les pouvoirs publics mettaient en œuvre des mesures de police obligeant les industriels à utiliser des sources de combustion moins polluantes, parfois même en prescrivant l’arrêt de certaines installations. Il fallait absolument ” écrêter les pics ” dont l’expérience avait montré qu’ils pouvaient être dévastateurs.

La situation a changé. Les niveaux moyens de concentration des indicateurs ” classiques ” de qualité de l’air ont diminué considérablement depuis les années 50 et 60, sous réserve d’une parfaite comparabilité des mesurages. Les valeurs moyennes typiques de ces mêmes indicateurs de pollution se situent autour de 30-40 µg/m3, selon les villes, et les maxima journaliers dépassent rarement 150 µg/m3. Pourtant, ce rapport montre que, malgré cette heureuse réduction, il est encore possible de mettre en évidence des effets sanitaires sérieux, quoique de fréquence beaucoup moindre, de cette pollution atmosphérique, à court terme et à long terme. Par ailleurs, les sources de pollution de l’air ne sont plus les mêmes, et la composition physico-chimique du mélange polluant est aujourd’hui différente de ce qu’elle était il y a 30 ans : moins de dérivés soufrés et de particules de “grande” taille, plus de polluants photochimiques et poids relatif plus important des particules fines. Que la manière “traditionnelle” de concevoir la prévention, en surveillant les alertes, soit encore pertinente en matière de pollution atmosphérique urbaine, alors que les sources mobiles sont devenues la principale source d’émission et de production de polluants, reste à démontrer. Tout indique, au contraire, que c’est par la réduction générale, tout au long de l’année, des niveaux moyens de pollution que l’on aura l’impact de santé publique le plus important.

Un malentendu doit aussi être dissipé. Il porte sur l’interprétation faite des résultats des études réalisées au début des années 90 selon l’approche dite ” des séries chronologiques “. Ces études ont eu une importance considérable dans la démonstration que, même aux niveaux modérés de pollution atmosphérique observés dans les principales villes des pays développés, persistent des effets sanitaires associés aux variations quotidiennes de la qualité de l’air : mortalité précipitée, réduction des performances ventilatoires, accroissement du recours aux soins pour affections respiratoires et cardio-vasculaires… Ces études, pourtant, ne sont pas destinées à étudier l’impact sanitaire de “pics” de pollution. Elles fournissent des estimations de l’impact de fluctuations modestes et de brève durée de la qualité de l’air sur un ensemble de paramètres fonctionnels, cliniques ou d’activité du système de soins. Cela n’a rien à voir avec des effets de “pics”. Que puisse être discutée la signification de ces variations de paramètres sanitaires à court terme, d’un point de vue de la santé publique (de combien de jours ou semaines sont précipités les décès ? qui décède ? les variations de quelques % de la fonction respiratoire ne sont-elles pas labiles ? etc…) est un tout autre sujet, abordé ailleurs dans cet ouvrage.

Un autre enseignement important de ces études dites aussi “écologiques temporelles” est l’impossibilité de mettre en évidence un niveau “seuil” collectif moyen en deçà duquel des effets sanitaires ne seraient plus observables. Cela ne démontre pas qu’un tel seuil n’existe pas mais indique que dans la gamme des valeurs de pollution étudiée – modérées et souvent plus basses que les normes de qualité de l’air -, une analyse très fine des phénomènes épidémiologiques est encore capable de révéler des modifications de divers indices sanitaires. De plus, l’analyse des relations dose-réponse associant la mortalité précipitée ou le recours aux soins pour affections respiratoires ou cardio-vasculaires à ces niveaux modérés de pollution atmosphérique, suggère avec insistance des relations de type linéaire (Schwartz et al. 1996). Cela n’est pas le cas pour des concentrations plus élevées (telles que celles mesurées dans les années 50 ou 60 en Europe de l’Ouest, ou jusqu’au début des années 90, en Europe de l’Est). Dans cette gamme de valeurs moyennes dépassant, pour les particules ou le SO2, les concentrations de 150 à 200 µg/m3, la forme de la courbe est plutôt de type log-linéaire, s’affaissant pour les valeurs les plus élevées. Ces constats mettent à mal un fondement traditionnel de la gestion des risques environnementaux et de la pollution atmosphérique en particulier : si les données toxicologiques et/ou épidémiologiques ne montrent pas de conséquences biologiques ou sanitaires pour certains niveaux d’exposition, on peut utiliser ces “doses sans effet nocif observé” (Noaël en anglais) pour, en les corrigeant d’un certain facteur de sécurité, déterminer des niveaux d’exposition pouvant être considérés comme sans danger. Les travaux épidémiologiques récents (au moins pour les particules fines et l’ozone, sans doute pour maints autres polluants ou indicateurs de pollution) ne donnent pas crédit à cette approche : ce sont les outils de mesure (épidémiologique ou toxicologique) des effets sanitaires qui s’avéraient insuffisamment sensibles et, donc, impuissants à mettre en évidence des manifestations plus subtiles que lors des “épisodes” de pollution d’il y a vingt à quarante ans.

Ainsi, les seuils de déclenchement des dispositifs d’alerte (information des personnes sensibles, limitation des vitesses de circulation, circulation des seuls “véhicules propres”, recours à des combustibles à très basse teneur en soufre…) sont des valeurs issues de compromis, à un moment donné, entre l’état des connaissances et “ce qu’il est possible de faire”. Toutes les normes de qualité des milieux ont d’ailleurs ce statut et cela n’a rien d’étonnant. Le rythme des décisions politiques pour la gestion des risques de l’environnement n’est pas celui des connaissances scientifiques. Alors que la connaissance se construit au jour le jour, les acteurs administratifs, économiques et politiques ont besoin de lisibilité à moyen terme. Le déphasage est donc permanent et doit être accepté comme tel. Quand les connaissances scientifiques ont suffisamment progressé pour justifier une remise en cause des “normes” et/ou quand les contraintes technico-économiques s’amendent, ou encore quand la demande sociale se fait plus pressante, alors il est temps de reconsidérer les seuils, devenus désuets. Ces processus durent, pour la pollution atmosphérique, de 5 à 10 ans, voire plus (le décret de 1998 définissant les valeurs de référence de qualité de l’air pour la France, s’est fondé sur des données scientifiques de la fin des années 70 !). Reconnaître ces faits permet d’éviter de confondre le statut des débats scientifiques et des processus décisionnels, qui répondent chacun à leur propre logique.

La pollution se construit au jour le jour. Les troubles biologiques aussi.
Les diverses études de cohorte (Six cities study, American cancer society, Ashmog, Sapaldia…) suggèrent que l’exposition continue à des niveaux, même modestes, de pollution atmosphérique dans l’environnement extérieur, peut s’accompagner à plus ou moins long terme de l’incidence de troubles sérieux ou graves (bronchite chronique, asthme, amputation de la fonction respiratoire, cancer bronchique, voire décès), (Abbey et al. 1998a, McDonnell et al. 1999, Abbey et al. 1998b, Beeson et al. 1998, Dockery et al. 1993 , Pope et al. 1995, Abbey et al. 1999). Ces troubles sont le résultat d’altérations cellulaires et biochimiques complexes qui s’initient au niveau de la muqueuse respiratoire. Ces altérations, déclenchées par la répétition quotidienne d’agressions extérieures, sont auto-entretenues par le détournement pathologique des mécanismes locaux et généraux de défense (voir plus loin une illustration de cela pour l’asthme).

Si le nombre des études épidémiologiques sur les effets d’une exposition chronique et modérée est encore modeste, leurs enseignements sont très importants. En premier lieu, on retiendra que les risques relatifs mis en évidence récemment dans ces études de cohortes sont parfois élevés (2,09 pour une augmentation des concentrations moyennes d’O3 sur 8 heures de 54 µg/m3 pour l’incidence de l’asthme ; 5,21 pour l’incidence du cancer bronchique chez l’homme en relation avec des écarts des concentrations moyennes des PM10 de 24 µg/m3). Surtout, ce qui caractérise cette question des expositions au long cours, c’est que l’exposition en cause est très fréquente. En effet, ces études concernent des niveaux de pollution tout à fait typiques en site urbain ou péri urbain dans des pays comparables à la France. De plus, contrairement à l’eau ou d’autres milieux susceptibles d’être pollués, pour lesquels il est parfois possible d’éviter de s’exposer, s’agissant de l’air, la prévalence de l’exposition est de 100 % au sein des populations résidant dans les zones exposées aux niveaux mesurés dans ces études. Or l’impact sanitaire d’une exposition est une fonction de plusieurs facteurs : 1- l’incidence (ou la prévalence) de base des affections en cause et leur gravité (il est ici question de l’asthme ou de cancer bronchique); 2- l’importance des excès de risque associés à cette exposition (certains sont élevés); 3- la prévalence de l’exposition (100 %). Ces divers facteurs montrent ici toute l’importance de la qualité de l’air en termes de santé publique. Un travail récent suggère que les 2/3 de l’incidence et des coûts de la morbidité respiratoire associée à court terme aux teneurs en particules se produisent pour des valeurs inférieures à 50 µg/m3 (Zmirou et al. 1999). L’argument selon lequel existent d’autres nuisances aux impacts considérablement plus graves que ces niveaux modérés de pollution chez les personnes exposées (ou leurs proches, s’agissant du tabagisme passif), que cela concerne le tabagisme ou des expositions dans certains environnements professionnels, ne réduit en rien la portée du problème particulier de la pollution atmosphérique ambiante, même s’il est bon de relativiser ces diverses nuisances. Les responsables de santé publique sont plutôt enclins, devant cette situation, à se demander pourquoi des mesures plus énergiques ne sont pas prises pour réduire ces expositions aux conséquences dramatiques, qu’à y trouver argument pour ne pas agir sur la question de la pollution atmosphérique.