Loi Littoral

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Le Monde

Dossier Régions - 23 mai 2000

La loi Littoral devrait être amménagée en Corse

La plupart des élus insulaires souhaitent une adaptation pour favoriser le développement touristique. Ils pourraient obtenir l'aval du gouvernement lors de « Matignon 3 ». Pour Dominique Voynet, une éventuelle autonomie ne doit pas s'exercer au détriment de l'environnement

AJACCIO de nos envoyés spéciaux

La visite n'a pas fait beaucoup de bruit. Deux jours à Ajaccio, une rencontre avec des élus de Corse-du-Sud à Sartène... La mission d'évaluation de l'application de la loi Littoral, menée ce printemps par l'inspection générale de l'équipement et la direction générale de l'administration, qui s'est aussi rendue dans le Midi et sur la façade atlantique, aurait pu n'être qu'une mission parmi d'autres. Pourtant, plusieurs indices incitent à penser que ce nouveau bilan d'un texte voté en 1986 à l'unanimité des députés et des sénateurs pour protéger « les espaces proches du rivage (...) d'une urbanisation importante » et défendre «l'usage libre et gratuit» des plages pour le public ( Le Monde du 25 février 1999) est attendu avec impatience. Et pourrait servir, lors du «Matignon 3» qui réunira les élus de l'île et Lionel Jospin à la fin de l'été, à valider une «adaptation» de la loi Littoral et la simplification de l'adoption du fameux schéma d'aménagement de la Corse, prévu par le statut Joxe, et toujours manquant.

Le sujet est d'actualité. La « trêve », qui accompagne le dialogue lancé par le premier ministre, ne peut qu'encourager les touristes, sinon les investisseurs. Pensez ! Le littoral corse est long d'un millier de kilomètres (soit autant que la côte qui court de Port-Vendres à Menton) et ne compte que 50 kilomètres de côtes urbanisées. La moitié du rivage fait en effet l'objet de mesures de protection ou de sauvegarde, soit qu'il appartienne au Conservatoire du littoral, soit qu'il relève d'un domaine public maritime qui reste encore à délimiter en très grande partie, soit qu'il ait été classé à divers titres (Le Monde du 6 mai 1998).

La fascination de l'or bleu

Dès les année 60, banques et groupes d'assurances (Axa, Rothschild, Paribas...), fascinés par cet or bleu, s'étaient jetés sur la Corse, et avaient acquis quelque 10 000 hectares sur le littoral. Maires, conseillers régionaux, mais aussi poseurs de bombes, chacun en Corse s'était vite élevé contre ces projets de «Sarcelles-sur-Mer» . En 1976, la création du Conservatoire national du littoral et celle du Conseil de rivage de la Corse, présidé par le radical Nicolas Alfonsi, ont permis à la collectivité de préserver près de 15 000 hectares.

Pour le reste, seule la loi Littoral s'applique. La Corse ne dispose toujours pas, en effet, de schéma d'aménagement qui permettrait d'élargir, en les réglementant, les possibilités d'urbanisation. Début 1998, le préfet de Corse a «rétoqué» la partie du document présenté par les élus concernant le schéma de mise en valeur de la mer. Depuis, alors que beaucoup de maires rechignent, par souci clientéliste, à adopter des plans d'occupation des sols (POS), le schéma est toujours en panne, les élus n'ayant pas repris leur réflexion .

Du coup, rares sont ceux, aujourd'hui, qui défendent la loi Littoral. De Jean-Guy Talamoni, porte-parole de Corsica Nazione, à Emile Zuccarelli, maire (PRG) de Bastia, tout le monde la trouve inadaptée. La Corse souffre d'un retard de développement; cette loi ne doit pas être une loi de stérilisation des espaces, confiait ainsi Camille de Rocca-Serra, le maire (RPR) de Porto-Vecchio, après sa rencontre avec les fonctionnaires en mission. «La Corse est quand même la seule région de France à avoir un schéma d'aménagement des côtes établi par l'Etat!», râle le président libéral de l'Assemblée de Corse, José Rossi. Pourquoi bloquer un développement lorsqu'il ne porte pas atteinte au patrimoine ?, demande César Filippi, conseiller territorial Corsica Nazione et propriétaire de l'Hôtel Belvédère, à Porto-Vecchio.

En face, les défenseurs de la loi se sont regroupés, en 1999, dans un «collectif pour l'application de la loi Littoral en Corse», où on ne trouve que trois petites formations politiques (Corse sociale-démocrate, I Verdi corsi - les Verts corses - et Manca Naziunale, proche de l'extrême gauche), mais de nombreuses associations locales, dont U Levante, qui rayonne depuis Corte. Qui ne sait aujourd'hui que l'île de Cavallo est devenue une enclave nourrie de capitaux douteux?, demandent les signataires. Ils militent en ce moment contre le projet d'un gros complexe touristique sur le site de la Testa Ventilègne, dans la baie de Figari, où le groupe Axa possède toujours un vaste domaine de 800 hectares, sur un site protégé que des visées privatives empêchent de revendre au Conservatoire du littoral, et contre le projet immobilier commun - révélé dans Paris Match du 11 mars et non démenti par les interessés - d'André Guelfi, dit Dédé la Sardine, l'un des protagonistes de l'affaire Elf, et du nationaliste François Santoni.

L'Etat et la loi Littoral sont visés par des feux croisés mais discordants. Les uns accusent la loi de bloquer le développement. Les autres disent que l'administration ne la fait pas respecter assez rigoureusement. L'administration regarde ces critiques contradictoires avec sérénité, assure le préfet Lacroix aux associations.

Soupapes nécessaires

Au ministère de l'intérieur, on est aussi prudent, mais très clair : il faut adapter la loi Littoral grâce aux soupapes nécessaires, mais montrer qu'on ne touche pas aux principes républicains. Ce qu'un fonctionnaire qui a suivi les travaux de l'équipe chargée de dresser le bilan du texte résume ainsi : Derrière la mission officielle, l'idée est de trouver des solutions qui soient digérables pour la Corse, et ingérables par le ministère de l'environnement.

Lors du Matignon 3, les élus insulaires devraient donc tomber d'accord avec le gouvernement pour que le schéma d'aménagement de l'île, y compris pour l'application des lois montagne et littoral, ne soit plus que du seul ressort de l'Assemblée de Corse. Si le Conseil d'Etat en est d'accord, les conseillers pourront ainsi interpréter librement la loi dans le cadre de ce schéma, que le préfet ne pourrait plus repousser.

Ariane Chemin et Paul Silvani

A Palombaggia, khmers verts contre bétonneurs fous

PORTO-VECCHIO de notre envoyée spéciale

Les grues travaillent dur dans la baie de Santa-Giulia. En «une» de Corse-Matin, le lotissement est déjà à vendre. Grâce aux hameaux de Santa-Giulia, une «résidence de haut standing avec piscine et tennis privé», «vous pouvez posséder votre villa à Porto-Vecchio», à 280 mètres de l'eau, pour 1,45 million de francs les 55 m2 habitables. Des prix élevés, à la mesure de la beauté exceptionnelle de cette baie qui borde d'un cercle parfait des eaux turquoises. Et de la difficulté de construire : la ville n'a pas encore adopté de plan d'occupation des sols (POS), situation dangereuse et propice à un «mitage» de la côte - des constructions dispersées, avant d'être réunies par d'autres -, comparable à celle que le Var a connue dans les années 50. Le fourmillement estival n'a pas encore touché la troisième ville de Corse. Au nord de la baie, que la mairie souhaite urbaniser en priorité, les hameaux de Santa-Giulia s'ajoutent à deux gros lotissements. Le premier, Cala-d'Oro, a été construit avant la loi Littoral. Le deuxième, Punta-d'Oro - actuellement en extension -, est tout récent et porte le surnom de «maisons de Camille de Rocca-Serra», le maire (RPR) de la ville. Entre cette baie et celle de Palombaggia, au nord, le terrain du Conservatoire du littoral offre l'un des seuls accès publics à la plage depuis la route où défilent, en août, près de 10 000 véhicules par jour. Le calme du printemps n'est qu'apparent. A Porto-Vecchio se livre une bataille acharnée entre des adversaires qui se donnent du khmer vert ou du bétonneur fou.

Le 9 mai, une association, pudiquement nommée Territoire et développement, célébrait sa naissance en réunissant quelque trois cents personnes au cinéma Empire. Son projet : faire sortir la ville de sa «léthargie». Derrière cette appellation sympathique et presque écolo, se sont vite présentés des commerçants de Porto-Vecchio, des propriétaires, des professionnels du tourisme, des employés du BTP et des promoteurs, comme l'explique volontiers l'un de ses fondateurs, Patrick Titrant, hôtelier à Palombaggia.

La maison du roi des Belges

M. Titrant assure que l'association est apolitique et n'a pas l'oeil sur les élections municipales, même s'il indique que plusieurs de ses initiateurs, notamment Jean-Christophe Angelini, sont des militants de la formation autonomiste Mossa Naziunale.

Face à eux, l'Association pour le libre accès aux plages et la défense du littoral de Porto-Vecchio poursuit depuis de longues années ses batailles procédurières. Elle s'était réjouie un peu vite de voir le préfet de Corse, Jean-Pierre Lacroix, confirmer le refus de son prédécesseur, Bernard Bonnet, d'octroyer un permis de construire pour les hameaux de Santa-Giulia, en raison du caractère inesthétique et disproportionné du projet par rapport au paysage. Le 6 septembre 1999, le nouveau préfet est revenu sur sa décision et accepté le recours du promoteur. On nous a donné des éléments plus détaillés au plan esthétique, et nous avons considéré que la zone était déjà urbanisée, explique-t-on à la préfecture, où, faute de POS , on est bien obligé de connaître chaque baie de Porto-Vecchio par coeur.

Personne, depuis, ne perd des yeux l'énorme bâtisse jaune, dite maison du roi des Belges, seule construction de toute la pointe de Palombaggia, et qui fait face à la mer. Son nouveau propriétaire veut transformer en hôtel quatre étoiles et agrandir cette maison inhabitée de plus de 1 000 m2. Le site, qui borde le parc marin international des bouches de Bonifacio, est classé site inscrit, ZNIEFF et ZICO, sigles barbares qui témoignent que l'endroit jouit en principe d'une protection maximale, aussi bien française qu'européenne. Dans ces sites sensibles, rien ne doit être touché, s'indigne le président de l'association environnementale, Gérard Bonchristiani. L'Etat finit de massacrer le golfe : on fait des patates, pour mieux combler les interstices, et ensuite on déclasse. La nouvelle association de promoteurs, dont le propriétaire de la maison des Belges est évidemment membre, se lamente, elle, des lenteurs et des chinoiseries que l'Etat fait subir à son client. M. de Rocca-Serra l'appuie : Ce projet est remarquable.

Ar. Ch.

Vers un concours de paillotes présentables

BASTIA de notre envoyée spéciale

Dans le jargon de la profession, le sujet du concours, qui devrait être lancé par la préfecture de Bastia et le conseil d'architecture, d'urbanisme et d'environnement (CAUE) de Haute-Corse avant la fin de l'été, ressemblera à quelque chose comme ceci : imaginez un matériel de plage, structure précaire et révocable saisonnière, fait de bâtiments délocalisables sans obligation de démontage... Chaque unité, précisera le sujet de la composition, sera conçue et aménagée en fonction de son utilisation future (cuisine, toilettes). Elles pourront être chargées sur un camion au printemps et à l'automne. Le secrétaire général de la préfecture de Haute-Corse, Jean-François Verdier, traduit dans un sourire : C'est un concours de paillotes présentables.

En octobre 1999, au salon Plagexpo de Juan-les-Pins, où la fédération nationale des plages-restaurants organisait un colloque, une société varoise, Atelier sept, présente son concept de «paillotes démontables». Des petites maisons en bois - le matériau vieillit bien - à installer tout seul, par grue, et à assembler selon son humeur : pour un restaurant, par exemple, une cuisine, une cabane à vaisselle, des toilettes, un entrepôt pour l'arrivée des produits, etc. L'automne venu, quand les autorisations accordées prennent fin, il suffit de débrancher l'électricité et de dévisser la plomberie, de mettre la paillote sur le camion pour l'emporter, et le tour est joué.

Normalisation

Dans une île où un préfet, Bernard Bonnet, est tombé pour avoir laissé ses subordonnés incendier une paillotte qui occupait illégalement le domaine public maritime, cette belle ingénuité ne pouvait laisser indifférents architectes et... préfecture. Adieu les tentations pyromanes, terminées les interminables inspections de démontage de restaurants de plage, place aux paillotes invisibles en moins d'une heure ! «Nous pensons qu'il faut responsabiliser les communes. Leur donner la concession d'une petite plage ou d'une partie de la plage, mais, en contrepartie, leur demander d'apporter tous les réseaux (eau, assainissement), et d'imposer à l'exploitant un modèle de paillote démontable», estime le directeur du CAUE, Jean-Luc Simonetti-Mallaspina.

L'avis est de plus en plus partagé en Corse, où la volonté de normalisation prévaut aujourd'hui. Vendredi 12 mai, la préfecture de Corse-du-Sud a inséré dans les annonces légales publiées par Corse-Matin un avis d'enquête préalable à la concession des plages naturelles de la commune de Grosseto-Prugna, en face d'Ajaccio, dans lequel la ville demande à l'administration l'autorisation d'exploiter partiellement, elle-même, la plage de Porticcio. De mémoire de lecteur corse, c'est une première.

Ar. Ch.

Dominique Voinet, Ministre de l'aménagement du territoire et du développement

Le risque de blanchiment d'argent sale est connu et avéré

Une mission gouvernementale vient de se rendre en Corse pour analyser l'application de la loi Littoral. Jugez-vous ce texte caduc ?

Ma conviction reste solidement ancrée : la loi Littoral est excellente, pour la Corse comme pour le reste du littoral français. Je regrette seulement qu'elle soit mal connue, que toutes ses potentialités ne soient pas exploitées. Je ne ressens pas forcément comme un atout le lancement de cette mission sans association avec mon ministère. Quand on dresse le bilan du plan Polmar, on l'y associe, pourquoi pas là ? Je rappelle en outre qu'un bilan de la loi Littoral a déjà été dressé, en février 1999, par le ministère de l'équipement. Il concluait que rien ne justifiait de modifier cette loi. Refaire, un an après, un bilan du bilan me paraît hasardeux.

Vous aviez souligné, le 25 septembre 1999, que l'autonomie est l'un des plus beaux mots de la langue française. Ne pensez-vous pas que ceux qui demandent le transfert de pouvoirs législatifs à l'Assemblée de Corse souhaitent aussi avoir les coudées plus franches pour aménager la loi Littoral ?

Historiquement, beaucoup de ceux qui plaidaient pour accroître les compétences des élus, ou pour l'autonomie, ont toujours insisté pour préserver la Corse des appétits des investisseurs qui ne respectaient pas la loi. Le plasticage des bâtiments est injustifiable, mais il faut bien reconnaître que le message antispéculation a souvent été porté dans le passé par les autonomistes. Aujourd'hui, on assimile volontiers nationalistes et libéralisme économique sur l'île - une hypothèse que valide régulièrement, avec un brin de provocation, Jean-Pierre Chevènement. Moi, je suis favorable à la reconnaissance de l'autonomie, mais je ne pense pas que le transfert de compétences législatives puisse se faire sans garanties et sans une réelle démocratie locale. Sans ces garanties, notamment sur la préservation du littoral, nous n'en serons pas.

Vous n'avez pas confiance dans l'Etat et les élus ?

Je crois qu'il faut leur demander un effort. Par exemple, mon ministère s'engage financièrement sur les déchets. Mais j'ai besoin d'entendre de mes interlocuteurs corses qu'ils s'engagent eux aussi. Si on est obligé de construire deux usines d'incinération, l'une à Bastia, l'autre à Ajaccio, qu'on habille ça de considérations techniques, alors qu'on est tout simplement incapable de s'entendre entre les deux villes, et que tout ça pèsera, à la clé, sur le portefeuille des gens, je ne suis pas d'accord.

Plusieurs exemples de violation grave de la loi Littoral en Corse m'incitent à la prudence : certains sentiers des douaniers sont occupés par d'illustres propriétaires ; dans le sud de l'île, des permis de construire sont accordés quand ils ne devraient pas l'être. Enfin - et j'ai eu l'occasion de le dire à Lionel Jospin -, se pose, au-delà de la loi Littoral, le problème plus large du marché foncier. Qui achète ? Qui vend ? Qui est médiateur de ces transactions ? Le risque de blanchiment d'argent sale est connu et avéré ici comme ailleurs.

Vous avez porté le projet de parc marin du golfe de Porto. Tous les élus étaient pour. Aujourd'hui, ils semblent tous contre. Le parc est-il tué dans l'oeuf ?

Les parcs naturels sont nés de cette idée, assez récente, qu'il fallait protéger non seulement le littoral terrestre, mais aussi le littoral maritime. Dans le parc international des bouches de Bonifacio, les pêcheurs sont partenaires du projet : ils ont bien compris que c'était un moyen d'éviter la surpêche, en accompagnant le retour d'espèces de poissons disparus. Pour le parc du golfe de Porto, certains encouragent l'inquiétude pour ne pas décourager les promoteurs.

Propos recueillis par Ariane Chemin

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